Par Barnabé OKOUDA *
La plupart des disciplines en sciences sociales et économiques ont désormais admis que la perception jouait un rôle prééminent, au-delà des simples faits avérés. Ainsi :
- En météorologie, il est communément publié 02 indicateurs de température : la température réelle et la température ressentie. En conséquence, pour des sorties, l’on doit se conformer plus (s’habiller par exemple) en fonction de la température ressentie et non pas la température réelle mesurée.
- En psychologie, il est bien connu et prouvé cognitive ou clinique depuis longtemps (selon plusieurs auteurs) que peu importe les faits, seule la perception compte […].
- En économie (notamment dans le domaine de l’investissement et des transactions en bourse), cela se traduit par ce qui est connu comme les anticipations (rationnelles ou non). Les marchés réagissent (positivement ou négativement) à un phénomène politique, économique, social ou environnemental parce que les investisseurs traduisent leur perception, leurs anticipations à réaliser ou non des bonnes affaires à la suite dudit phénomène.
- En matière de développement et d’évaluation des conditions de vie des populations, la mesure de la pauvreté a fini par intégrer la notion de pauvreté subjective pour capter la perception par les individus, leur point de vue, reflétant le fait qu’ils se sentent pauvres ou pas, au-delà de la mesure quantitative réalisée par les statisticiens. Et c’est cette approche qui a conduit, l’université d’Oxford (OPHI)[1] à développer un nouvel indicateur dit de pauvreté multidimensionnel (MPI). Ce dernier est désormais utilisé comme mesure standard d’évaluation de la pauvreté dans le cadre de l’agenda 2030 des Objectifs de Développement durable (ODD) des Nations Unies. Dans ce cas précis, la mesure réelle est combinée à la mesure subjective (issue de la perception).
Toutes ces illustrations par des cas de la vie courante ou de « l’économie réelle » peuvent être utilisées comme des justifications de la désormais indispensable démarche dans l’approche de planification en économie de développement, qui est connue et pratiqué sous la dénomination d’approche participative. Cette approche impose l’exigence de tenir compte de l’avis des bénéficiaires dans la conception, la mise en œuvre et le suivi évaluation des projets d’intérêt public ou communautaire.
La présente note vise donc à attirer l’attention des autorités nationales (exécutives et législatives) de ne pas passer outre cette notion de la perception dans le processus en cours de transition et de transformation économique du Cameroun.
En fait de transition, le pays est sur le point de boucler le DSCE, phase première de la mise en œuvre de la Vision 2035, et de lancer la seconde phase. Initialement prévue pour 08 ans (2020-2027), elle est désormais calibrée sur 10 ans (2020-2030, selon les travaux en cours). Le passage de témoin doit être bien assuré, sans heurt, si on ne veut pas accuser un retard de trop dans la course (de relais) vers l’émergence.
Un autre élément de contexte, conjoncturel certes justifiant cette idée de transition, est créé par la volonté politique exprimée par les autorités et la grande majorité des populations camerounaises de sortir de la crise sociopolitique qui a secoué le pays dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, avec les conséquences socioéconomiques que l’on connait. La réconciliation sociale et politique, la reconstruction des régions sinistrées (y compris l’Extrême Nord, grande victime des exactions de Boko Haram ) ne sauraient se situer dans une mouvance classique et linéaire. Des mesures exceptionnelles devraient être convoquées et appliquées. Cela appelle à une démarche de rupture, d’où la transition !
Par ailleurs, si l’espoir de maintenir le cap vers l’émergence en 2035 doit demeurer, cela ne peut se passer que dans le cadre d’une transformation de la structure de notre économie[2].
La perception est l’activité par laquelle un sujet fait l’expérience d’objets ou de propriétés présents dans son environnement. Cette activité repose habituellement sur des informations délivrées par ses sens. Chez l’espèce humaine, la perception est aussi liée aux mécanismes de cognition. Ainsi, En psychologie cognitive, la perception est définie comme la réaction du sujet à une stimulation extérieure qui se manifeste par des phénomènes chimiques, neurologiques au niveau des organes des sens physiologiques et au niveau du système nerveux central, ainsi que par divers mécanismes qui tendent à confondre cette réaction à son objet par des processus tels que la représentation de l’objet, la différenciation de cet objet par rapport à d’autres objets. Source : encyclopédies Wiki
I- Premier motif : Donner suite au Grand Dialogue National…
Le Grand Dialogue National (GDN) a suscité beaucoup d’espoir au sein de la communauté camerounaise et de ses partenaires. Afin de capitaliser cette confiance et la consolider, les dirigeants du pays (le Président de la République et le Gouvernement) se doivent de donner l’impression à la population que ses préoccupations sont entendues. Cette PERCEPTION est NECESSAIRE et INDISPENSABLE pour le rétablissement de la paix, condition essentielle de base pour retrouver tous les leviers de pilotage vers l’émergence visée en 2035.
Ainsi, les grandes orientations sous formes de recommandations du GDN, même si elles ne sont pas intégralement mises en œuvre hic et nunc ( voir le tweet du Président de la République ci-dessous) , devraient tout au moins être reflétées dans les options majeures de politique économique du prochain Plan National de Développement (PND), théoriquement exécutable dès le 01/01/2020. Nous en avons ciblé 03 qui peuvent être considérées comme des piliers, mais pouvant inclure les autres axes du GDN:
a) L’effectivité de la décentralisation accélérée et le statut spécial du NOSO. Cette orientation pourrait également inclure les actions à retenir dans le cadre des recommandations relatives à la réforme du système éducatif et du système judiciaire, et aux spécificités à préserver çà et là.
A très brève échéance donc, il serait nécessaire que des actions palpables et visibles soient engagées dans ce package pour consolider la perception d’un mouvement engagé vers l’atteinte des objectifs du GDN. Et le meilleure moyen de le traduire est d’inclure les programmes et projets y relatifs dans le PND post-DSCE. Même si des idées allant dans ce sens ne sont pas totalement absentes du projet de PND en cours d’élaboration, selon notre modèle fondé sur la perception, le timing ici joue un rôle non négligeable. La clé de l’énigme est de ne pas donner l’impression de « mettre les bénéficiaires devant le fait accompli », que la conception s’est faite sans eux !
b) La reconstruction des 03 régions gravement sinistrées.
En prélude au GDN, un décret signé par le Premier Ministre (le Décret N°2019/3199/PM du 02 septembre 2019) avait déjà reconnu à trois régions du pays, le statut de « zones économiquement sinistrées ». Il s’agit de l’Extrême Nord, et du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Une commission entière a été dédiée à la reconstruction de ces régions lors du GDN. Des recommandations ont été formulées dans ce sens. Naturellement, à très brève échéance, la mise en application des mesures /actions relatives à ces orientations devraient être engagées pour rassurer et consolider la confiance vers la réconciliation sociale et politique. Et pour le faire, l’instrument de politique économique qu’est le budget doit être mobilisé. Or dans une démarche de planification stratégique, tout cela doit être rattaché à un cadre stratégique de moyen et long terme. Et pour ne pas faire de double compte, ni de plan parallèle ou annexe, et pour plus de cohérence, ces projets doivent être alignés dans le cadre unique du prochain PND. Au 31 octobre 2019, cela ne semble pas être le cas.
De manière claire te simpliste, la question revient à se demander que : si le budget 2020 doit marquer l’année première du PND post-DSCE, comment ce budget serait-il examiné et validé en dehors de ce cadre global encore en projet ? La pratique et la logique recommandent (et on l’a souvent fait dans le cadre des PAP sur 03 ans du DSCE), que la stratégie globale fut adoptée, et que les déclinaisons infra en découlent. Le budget 2020 devrait donc normalement être une émanation du PND post-DSCE dans sa première année ! Ce qui ne semble pas être le cas : d’où la nécessité d’une période transitoire.
c) La promotion de la cohésion sociale ou le vivre ensemble harmonieux (à travers un bilinguisme intégré dans notre diversité culturelle).
Le Cameroun a créé et mis en place depuis 2017, la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme (CNPBM). C’est un organe consultatif avec personnalité morale et autonomie financière, placée sous l’autorité du Président de la République du Cameroun. La CNPBM a pour mission d’œuvrer pour la promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme au Cameroun dans l’optique de : (a) Maintenir la paix ; (b) Consolider l’unité du pays, et (c) Renforcer la volonté et la pratique quotidienne du vivre ensemble de ses populations.
Cet organe est de fait le maître d’œuvre par excellence des orientations du GDN allant dans ce sens. Sa feuille de route intrinsèque à moyen terme et/ ou les programmes/projets sectoriels concourant à l’atteinte des objectifs de ce pilier devraient tout aussi et de manière explicite être traduits dans le PND en projet. Le parlement devrait y veiller dans le cadre de l’information et du contrôle parlementaire en commençant par le Débat d’Orientation Budgétaire (DOB) – ce qui n’a pas été le cas[3] – et l’examen de la Loi De Finances 2020 (sensée marquer l’année 1 du PND). Dans cette logique et selon notre modèle de base fondé sur la perception, la prochaine législature devrait y veiller et être vigilante dans l’examen des CBMT sectoriels et global.
A date, il nous semble que ces préoccupations n’ont pas pu être reflétées ni dans le projet de LDF 2020, ni dans les CBMT du PND envisagé pour rentrer en mise en œuvre dès le 01/01/2020.
II- Deuxième motif : Respecter la technocratie de planification stratégique
a) A la date du 30 octobre 2019, la dénomination officielle du PND post DSCE n’est pas connue.
Du DSRP/CSLP des années 2000 au DSCE adopté en 2009, la variation sémantique n’était pas fortuite. La justification tenait de la philosophie et de l’état d’esprit devant véhiculer la nouvelle stratégie au cours des 10 années prévues pour sa mise œuvre. Le différentiel résidant dans l’emphase qu’il a fallu mettre, non plus sur la pauvreté (un concept négatif) mais plutôt sur la création d’une croissance durable, générant des emplois décents. Les 02 concepts (croissance durable et emplois décents, avec une vision positive) par un effet combiné avec une redistribution équitable des revenus, devraient parvenir à réduire de manière substantielle la pauvreté.
Si on reprenait la même démarche conceptuelle, il nous semble que les orientations politiques supposées véhiculer la philosophie du PND post DSCE pourraient s’articuler autour de trois (03) concepts, à savoir :
- La relance d’une croissance durable afin de retrouver/ rattraper le sentier de croissance initiale prévue dans la Vision (voir l’évaluation du DSCE réalisée par le CAMERCAP-PARC), si on veut garder le cap vers l’émergence ;
- La reconstruction des zones sinistrés du pays, pour que personne ne soit laissée en marge[4], selon le leitmotiv de l’agenda 2030 des ODD. ;
- La réconciliation sociale et politique pour retrouver la paix, et la sécurité[5]. Un autre Objectif de Développement Durable de l’Agenda 2030, et condition sine qua non de tout développement.
En somme, les 03 piliers ou axes stratégiques évoqués sont bien alignés sur la Vision 2035, et en phase avec les agendas 2030 des ODD des Nations Unies et de celui 2063 de l’Union Africaine, auxquels le Cameroun a souscrit. On pourrait donc imaginer décliner le nouveau PND autour d’une Stratégie pour la Croissance durable et inclusive, la Reconstruction et la Réconciliation nationale.
b) L’agenda interne n’est pas favorable …
Le calendrier électoral annoncé sur la période allant du 11 novembre 2019 au 10 mars 2020 ne donne pas les coudées franches à l’administration et au parlement pour un lancement réussi du PND post DSCE dès le 01/01/2020. Nous sommes dans notre pays et nous savons très bien comment les choses se dérouleront. Des investitures au sein des partis politiques, en passant par la campagne électorale, le contentieux électoral et la proclamation des résultats, jusqu’à l’éventuel nouveau gouvernement attendu après les législatives, le pays sera dans un état de latence, voire de « suspension administrative ». Les parlementaires sortants n’ont plus le cœur à l’ouvrage pour un examen au fonds du budget à eux soumis.
Par principe et tirant les leçons du passé, il est recommandable que ce document du nouveau PND soit endossé par le parlement (Assemblée Nationale & SENAT). Or dans le contexte actuel, la courante législature est en fin de mandat. Dans un autre contexte (régime politique parlementaire par exemple), il aurait été plus avisé et politiquement correct et exigé de faire approuver et endosser le nouveau PND par la nouvelle législature qui sera mise en place dès mars 2020 selon le calendrier électoral publié.
Sur un autre plan, la mise en œuvre du DSCE a été quelque peu plombée par la juxtaposition des plans annexes et parallèles sans une véritable coordination technique ou administrative: PLANUT, PSJ, CAN19/21, etc. Pour éviter de tomber dans les mêmes travers, toutes ces déclinaisons évoquées ci-dessus devraient être des émanations du nouveau PND. Il en est ainsi (i) du plan de reconstruction des 03 régions et du statut spécial du NOSO, et (ii) du parachèvement de tous les plans annexes, projets et programmes en cours et non achevés dans le cadre du DSCE. On ne devrait plus prendre le risque d’en faire des excroissances ou des annexes…mais des déclinaisons intégrées du prochain PND décennal en vue.
c) Le bouclage du programme de réformes en cours porté par la FEC qui intègre l’année 2020.
A la suite de la crise de devises qui a secoué la sous-région CEMAC en 2016, un programme économique de redressement des finances publiques de la zone a été conclu avec l’ensemble des pays. Mais au vu des situations spécifiques, la mise en œuvre dudit programme a été différenciée. Pour la Cameroun, le programme approuvé par le FMI et les Partenaires techniques et financiers associés (BM, BAD, UE et AFD ) a été conçu sur la période 2018-2020, et l’instrument technique mobilisé est la Facilité Elargie de Crédit ( FEC). Les étapes restant à réaliser dans le chronogramme étant sur un chemin critique, il est fort recommandable de s’y consacré entièrement pour éviter tout dérapage. Il faut rappeler que ce programme sans mettre totalement entre parenthèses le DSCE actuel, a tout le moins ravi la primauté et la priorité des engagements et des options de politique économique.
En toute honnêteté, il est très peu probable de garantir une transition soft entre les deux phases de la Vision au 1er Janvier 2020, alors que c’est la dernière du programme, qui mettra le pays sous une surveillance accrue.
d) Le budget 2020 prévu pour examen à la session budgétaire de novembre 2019 n’est pas bâti pout lancer la première année du PND, à partir du 01/01/2020.
Même si la circulaire sur la préparation du budget publiée (en cours d’année) aurait anticipé sur certains aspects évoqués, il demeure indéniable que la structure et la philosophie du budget 2020 en projet d’être examiné par le Parlement ( avec une chambre basse sortante ), ne saurait traduire de manière explicite les orientations souhaitées par le GDN dans les 03 grandes dimensions évoquées ci-dessus.
Or c’est là le piège et le danger de ne pas en faire échos. L’une des récriminations des populations (toutes origines politiques et classes sociales confondues) porte sur l’extrême centralisation et la sourde oreille, voire le « dos rond » de l’administration centrale de Yaoundé. Il est bon de donner l’impression que le GDN a servi à quelque chose et que ces cris de la base ont été entendus.
De manière plus concrète, des recommandations telles que (a) la dotation de la décentralisation sollicitée entre 10-15 % ; (b) le statut spécial du NOSO, incluant la réforme des systèmes éducatif et judiciaire, et (c) la reconstruction des 03 régions avec régime de zones sinistrées, devraient tout au moins d’être explicitement traduites dès 2020 dans le budget de l’Etat, notamment dans le volet BIP, pour rassurer et ramener la confiance.
Une approche plus cohérente et intégrée de toutes ces préoccupations recommande de les voir explicitement reflétées dans le PND, et donc dans ses composantes que sont les CBMT/ CDMT, à travers les stratégies et politiques sectorielles ou spécifiques et les programmes et projets subséquents. Une démarche inclusive et holistique exige, le cas échéant de ne pas en faire des plans annexes ou cadres parallèles, avec des unités de coordination distinctes, si le Cameroun est unique, un et indivisible comme l’a affirmé le GDN.
Pour toutes ces raisons, nous en appelons à un bannissement de tout égo et tout ressentiment pour prendre le temps de tester et d’ajuster le message que l’on souhaite entendre perçu, en écho du PND post-DSCE. Cela prendrait une à deux années de transition. La vie ne s’arrêtera pas certes, mais ce temps sera mis à profit pour asseoir les bases d’une nouvelle gouvernance institutionnelle et organisationnelle, et d’une approche plus inclusive et mieux coordonnée de notre processus d’amorçage d’un décollage définitif et réussi vers l’émergence.
Au nom du Cameroun !
(*)Directeur Exécutif /
Vous pouvez retrouver cette tribune sur les sites web des médias ci-dessous
[1] Oxford Poverty and Human Development Initiative(OPHI)
[2] Voir à cet effet : CAMERCAP-PARC (2018) : Evaluation des besoins en renforcement des capacités en vue de la transformation économique du Cameroun).
[3] Le DOB s’est déroulé durant la session parlementaire de juin 2019, avant le GDN.
[4] Left No One behind !
[5] ODD 16, relatif à la Gouvernance, la Paix et la Sécurité (GPS).
Last modified: 6 novembre 2019