Côte d’Ivoire-Cameroun, la grande divergence (3/3) – D’environ 5 milliards de dollars en 2011, au sortir de la crise postélectorale ivoirienne, la différence entre le PIB de la Côte d’Ivoire et celui du Cameroun a atteint 25 milliards de dollars courants en 2021, selon les données du FMI. L’institution multilatérale envisage que cet écart s’accroisse durant les années à venir. À l’horizon 2027, le PIB ivoirien devrait ainsi franchir la barrière des 100 milliards de dollars, contre 62 milliards pour le Cameroun.
Comment expliquer cette divergence, alors que les deux locomotives de l’Afrique subsaharienne francophone s’étaient embarquées en même temps dans des programmes « d’émergence » à l’horizon des années 2030 ? Le pays des Lions indomptables a-t-il raté le coche ? Peut-il redresser la barre ? Pour répondre à ces questions, Jeune Afrique a interrogé Barnabé Okouda, directeur exécutif du Centre d’analyse et de recherche sur les politiques économiques et sociales du Cameroun (Camercap-Parc), think tank soutenu par la Fondation pour le renforcement des capacités en Afrique (ACBF, instance de l’Union africaine) et l’État du Cameroun.
Jeune Afrique : Qu’est-ce qui explique l’écart constaté depuis une décennie dans les évolutions économiques des deux pays ?
Barnabé Okouda : Sur la base des indicateurs utilisés par le FMI tels que le PIB nominal, le PIB par tête et le budget national entre 2010 et 2022, l’écart de développement entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire se creuse d’année en année. Et ce, au point d’entrevoir un doublement de la taille de l’économie camerounaise par celle de l’économie ivoirienne durant la décennie à venir.
De 2012 à 2020, le taux de croissance moyen du PIB réel se situe autour de 7,5 % par an en Côte d’Ivoire, contre à peine 4 % pour le Cameroun. Alors que les ambitions du Cameroun dans son Document de stratégie et de croissance pour l’emploi (DSCE 2010-2019) étaient du même ordre (7 % en moyenne). Toutefois, si nous prenons en compte certains indicateurs concernant les inégalités, le développement durable infraterritorial, voire la propriété du capital selon la nationalité, la situation serait plus nuancée entre les deux pays.
Restons un moment sur les différences de dynamique observées durant la décennie écoulée. Comment les expliquez-vous ?
Quatre facteurs ont été les plus déterminants. Il s’agit notamment de la gouvernance publique et institutionnelle, de la structure inadéquate voire inadaptée de l’économie, de la faible intégration sous-régionale et, enfin, de la situation sécuritaire du Cameroun depuis près d’une décennie.
La gouvernance est et reste le ventre mou des politiques publiques et des institutions au Cameroun. La faible attractivité des investissements directs étrangers tient, en partie, au nombre très élevé d’intervenants et d’institutions impliqués, ce qui plombe le climat des affaires. De plus, le peu d’attention portée au suivi-évaluation des politiques publiques fait qu’après leur formulation, la machine se grippe généralement dans la mise en œuvre, aggravée par une faible réactivité au moment de procéder aux réajustements requis en temps réel ou opportun.
Qu’entendez-vous par manque de réactivité ?
Le DSCE 2010-2019, première phase de la Vision à long terme sur 25 ans, avait par exemple programmé de grands projets d’infrastructures (énergie, routes, ports et aéroports, logements sociaux, communications, etc.). À l’heure du bilan, la plupart de ces projets ne sont pas bouclés. Cela engendre non seulement des coûts d’opportunité financiers énormes, mais le service de la dette extérieure souscrite pour financer ces projets court déjà. Ce qui oblige le pays à s’endetter à nouveau, pour les mêmes projets.
Cette inefficacité dans la gestion des finances publiques fait d’ailleurs le lit des malversations, comme le démontre le rapport de la Commission nationale anti-corruption (Conac) publié en novembre dernier.
En quoi, selon vous, la structure économique du Cameroun est-elle inadaptée ? Et comment cette différence se manifeste-t-elle dans la divergence constatée avec la Côte d’Ivoire ?
Les statistiques officielles montrent que, d’un, l’économie ivoirienne se diversifie plus et, de deux, elle prend de l’avance dans la transformation de ses produits primaires. Cela rend le pays plus résilient que le Cameroun aux chocs extérieurs. Ainsi, la chute des cours du cacao en 2016/2017 a pu être compensée en Côte d’Ivoire par la bonne tenue de l’huile de palme, de l’hévéa et de l’anacarde.
La mutation industrielle amorcée par la Côte d’Ivoire se lit clairement dans l’indice d’industrialisation 2022 de la BAD, qui classe le Cameroun au 24e rang sur 52 pays africains [contre la 15e place en 2011, ndlr], alors que la Côte d’Ivoire est classée 13e [21e en 2011]. L’inversion des tendances est visible !
Par ailleurs, la faible intégration sous-régionale en Afrique centrale par rapport à l’Afrique de l’Ouest a aussi joué dans le décalage observé. Car, outre la circulation des personnes, une meilleure imbrication des économies densifie les échanges (importations et exportations) entre les pays.
Vous évoquez le contexte régional. Dans le cas du Cameroun et de l’Afrique centrale, pensez-vous que la situation sécuritaire a aggravé ces éléments de divergence économique par rapport à la Côte d’Ivoire ?
Certainement et cela dure depuis bientôt dix ans sur trois fronts. Le phénomène Boko Haram crée une forte insécurité dans les trois régions du septentrion (Extrême Nord, Nord et Adamaoua), générant des pertes importantes en vies humaines, de nombreux déplacés internes et le ralentissement des activités économiques. Cela a fortement perturbé les échanges avec les pays voisins comme le Nigeria et le Tchad. Entre 2015 et 2019, la valeur des échanges commerciaux entre le Cameroun et le Nigeria a reculé en moyenne de 70%.
Dans l’Est, les assauts des rebelles centrafricains et un afflux de réfugiés provoqué par le conflit interne ont eu un impact sur le commerce de marchandises avec ce pays desservi par les ports de Douala et de Kribi, avec des conséquences non négligeables sur les économies de la République centrafricaine, du Cameroun et même du Tchad.
Enfin, un autre foyer d’insécurité – le plus violent – est localisé dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (NOSO), toutes deux limitrophes avec le Nigeria. À la suite de velléités sécessionnistes de certains citoyens de la partie majoritairement anglophone du pays, cette zone agroécologique, très fertile, connait un conflit qui a déjà généré d’énormes pertes en vies humaines ainsi que la destruction de plusieurs infrastructures économiques et sociales.
Pour rappel, cette zone abrite les principales entreprises agro-industrielles du pays, dont Pamol Plantations Plc et Cameroon Development Corporation – CDC. Cette dernière, qui était jusque-là le deuxième employeur du pays après l’État, a quasiment fermé ses portes depuis 2016-2017, avec des conséquences sur le plan économique et social. Selon les estimations du gouvernement, les pertes cumulées atteignent près de 450 milliards de F CFA (686 millions d’euros) entre 2017 et 2020. Cela sans compter le coût de gestion et de mobilisation des forces de défense et de sécurité, ce qui a un effet d’éviction sur les investissements publics.
Les autorités camerounaises sont-elles conscientes des faiblesses que vous avez identifiées ?
Tout à fait, elles les reconnaissent. Mais, il faudrait aller au-delà de la prise de conscience et poser des actions capables de nous faire retrouver le sentier d’émergence prévu. C’est ce que nous appelons dans nos travaux : la rupture.
Le pays est déjà à la moitié des vingt-cinq ans prévus dans ses ambitions pour l’émergence. Il est temps de procéder à une relecture des objectifs et des résultats à date, pour apprécier si le pays reste sur les rails ou est déjà sorti de piste, afin d’ajuster la méthode. De la même façon, 2022 marque la troisième année de mise en œuvre de sa Stratégie nationale de développement (SND 2020-30). Il nous parait urgent de tirer de bonnes leçons des résultats de l’évaluation intermédiaire prévue à cette échéance.
Le Cameroun a son propre agenda, qu’il doit suivre de manière rigoureuse. Le pays dispose de ressources, des capacités et des compétences nécessaires. C’est la combinaison optimale de ces ingrédients qui fait défaut pour libérer les énergies et atteindre le vrai décollage de ce pays considéré comme « l’Afrique en miniature ».
Propos recueillis par OMER MBADI/Jeune Afrique
Last modified: 14 janvier 2023